Le ciel a les couleurs de la ville d’Oran ce vendredi dans les allées du cimetière Montparnasse. Il est un peu plus de 16 heures. Le cercueil de Jean-Pierre Elkabbach n’a toujours pas pris place dans le carré juif. Alain Duhamel se penche vers Brigitte Macron : « Jean-Pierre a été en retard toute sa vie. Il l’est encore aujourd’hui. » Quelques minutes plus tard, Alain Duhamel rappelle les mille et une vies de son cher Jean-Pierre à travers un éloge funèbre aussi brillant qu’intelligent, que seul un esprit supérieur est capable de prononcer sans une note ni une hésitation. Duhamel ne cachera rien de « son ami intrusif qui voulait tout savoir de lui jusque dans les moindres détails en même temps qu’il voulait en être le seul récipiendaire ». « Dans les rédactions, qui ne sont pas l’endroit le plus charitable du monde, conclut Alain Duhamel, Jean-Pierre a parfois été une star contestée. Je parie qu’il deviendra un mythe incomparable. »
Tout ce que la France compte de personnalités influentes, hommes et femmes d’univers politiques, économiques, artistiques, intellectuels ou journalistiques écoutent dans un souffle les paroles d’Emmanuelle, l’unique fille de Jean-Pierre Elkabbach, au bord des larmes tout le temps de son oraison. Elle évoque ce père insatiable de curiosité : « Qui as-tu vu ? Qu’as-tu lu, qu’as-tu vu ? Dis-moi. Dis-moi tout… » Le grand rabbin de France Haïm Korsia aura les derniers mots au-dessus du cercueil, racontant entre ten- dresse et tristesse que Jean-Pierre interrogeait la parole d’Isaïe les jours de Kippour à la synagogue comme on fait une interview d’un ministre à Europe 1. Il est 17 heures. Shalom Jean-Pierre.
63 ans de carrière
J’entrais chaque matin dans son bureau vers 7 heures. Il préparait l’interview de 8 h 15 que diffuserait CNews. Il y avait des Stabilos rose, jaune, bleu et des fiches cartonnées format A5 posés sur la table. J’ai vu ces Stabilos durant plusieurs saisons. Je n’ai jamais su pourquoi certaines phrases qu’il avait écrites étaient surlignées en jaune, en rose ou en bleu. Je lui ai posé dix fois, vingt fois, cent fois la question. « Tu m’embêtes, répondait-il, c’est comme ça. » Il était concentré, penché sur ses fiches, les lunettes sur le front, relisant inlassablement les questions qu’il imaginait poser. Des romans, des essais, des récits par centaines tapissaient ce bureau. Jean-Pierre Elkabbach a tout fait, tout inventé. Il a interrogé le monde entier. Soixante-trois ans de carrière. Je lui disais souvent que nous étions des microbes au regard de ce qu’il avait couvert, réalisé, imaginé à France Inter, à l’ORTF, à Europe 1, à Antenne 2, à Public Sénat, enfin à CNews, puisqu’il était au départ de notre aven- ture. L’entretien qu’il obtint de François Mitterrand le 12 septembre 1994 éclaire une histoire française. Les confessions de Mitterrand appartiennent à la postérité. Bibliothèque Médicis est avec Apostrophes, la meilleure émission que la télévision a consacré aux livres.
Journaliste star
Je le voyais au Café de Flore en 1986. Je découvrais Paris. Elkabbach entrait tel un prince de la ville, zyeuté par tous, une écharpe de couleur vive qui n’en finissait plus autour du cou, pour un petit-déjeuner avec un ministre ou un rendez-vous avec un chef de parti. Je me disais que je n’avais jamais vu une écharpe aussi longue, pas à Nantes en tout cas, où je trouvais toujours les étoles rikiki. L’école de journalisme que je fréquentais était place Saint-Germain-des-Prés, à vingt mètres du Flore. Je prenais parfois un café entre deux cours sans trop regarder l’addition. Je faisais semblant de lire Le Monde ou le dernier Marguerite Duras. Je patientais en rêvassant à demain. Et je voyais de temps en temps passer mon Elkabbach avec une pile de journaux sous le bras. Il s’asseyait sur les banquettes rouges de moleskine du Flore, commandait un ou deux Vittel et attendait son hôte de marque. Je ne le quittais pas des yeux. Je ne crois pas que la télévision fascine les jeunes gens en 2023 comme elle pouvait ensorceler les ados des années 1980.
Duhamel est seul
Il était une star de notre métier. Il le savait. Il aimait ça. Il en jouait. Je pense aux paroles d’Alain Duhamel le soir de sa mort sur l’antenne de BFM qui soulignait la gloire de son ami : « Jean-Pierre portait la tragédie en lui, de la mort de son père quand il avait 12 ans jusqu’au départ d’Oran. » Duhamel est inséparable d’Elkabbach pour tous les enfants nés sous de Gaulle. J’ai grandi avec Cartes sur table. J’ai découvert Jean-Pierre Elkabbach et Alain Duhamel sur un écran Telefunken. La politique est la marmite d’Obélix. On tombe dedans petit. Ou jamais. J’avais 10 ans quand Giscard entrait à l’Élysée. Ma mère portait un tee-shirt avec un slogan bleu inscrit sur le coton blanc : « Giscard à la barre ! » Antenne 2 a programmé Cartes sur table durant quatre ans, entre le 20 mars 1977 et le 30 mars 1981. Le studio, grand comme une boîte à chaussures, la table si étroite que chacun est à portée de claques de l’autre, les Marchais, Mitterrand, Giscard, Chirac ont inscrit Cartes sur table dans les mémoires des enfants de la télé. L’émission reste un modèle.
Le moule est cassé
Elkabbach incarne un journalisme d’antan, quand son micro était le rendez-vous des puissants, qu’il n’existait que trois ou quatre radios le matin et encore moins de chaînes de télévision le soir. Sa curiosité, son énergie, sa détermination, son sens de l’info, son carnet d’adresses et tant de choses qui l’habitaient en font la référence numéro 1 en matière de journa- lisme et notamment dans l’exercice de l’interview. Je n’oublierai pas cet enthousiasme intact, cet enthou- siasme qui me sidérait à 80 ans passés quand il venait me voir entre 8 h 30 et 9 h avant « L’Heure des pros » et juste après son interview : « Alors ? me disait-il, tu as écouté ? Tu reprends quoi ? C’est fort ce qu’a dit Xavier Bertrand, non ? »
À l’entendre, je devais tout rediffuser. Il avait, chaque matin, réalisé l’interview du siècle. Elkabbach assurait son service après-vente. J’étais toujours surpris qu’avec la carte de visite qui était la sienne, les scoops qu’il avait eus, les fauteuils qu’il avait occupés, j’étais toujours surpris qu’il vienne batailler pour que je n’oublie pas de rappeler qu’il était le meilleur. Tel était Elkabbach : flamboyant sur scène, tourmenté dans la coulisse, éclatant à l’écran, angoissé à la ville.
Au nom du père
« Tu as lu Baltasar Gracián ? », « Dis-moi, tu devrais t’intéresser aux NFT », « Tu connais Jean Abitbol ? Invite-le ! C’est le grand spécialiste de la voix. » Je regarde ses messages envoyés depuis des années en même temps que j’écris ces lignes, ses SMS dont le dernier signe était souvent un drapeau français. Ses messages racontent aussi la souffrance des derniers mois, les nuits douloureuses et les insomnies de lecture. Je l’aimais comme on aime un glorieux aîné qui vous accompagne. Je l’aimais comme on admire un maître dont le moule est cassé. Je l’aimais parce que s’il était âgé, il n’était pas vieux.
Ces derniers temps, je savais combien le destin avait choisi de ne pas le laisser en paix. Sa voix au téléphone avait faibli. Jean-Pierre est mort ce mardi 3 octobre, 74 ans après son père, Charles Elkabbach, décédé comme lui un 3 octobre, jour de Yom Kippour, en 1949 à Oran. Je laisse à chacun l’interprétation de cette correspondance, entre hasard et coïncidence.
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