Rumeurs, cassettes VHS, Roland Dumas… L’histoire cachée de la libération de Jean-Paul Kauffmann

5 mai 1988, tarmac de Villacoublay, retour du journaliste Jean-Paul Kauffmann, otage depuis trois ans au Liban. Surplombant les étreintes silencieuses, le visage satisfait du ministre de l’Intérieur Charles Pasqua et, plus loin, zigzaguant entre les essaims de familles enfin réunies, la silhouette haute du Premier ministre, Jacques Chirac. Soudain, zébrant l’image, une course. Un enfant – un adolescent plutôt, bouille rouquine – court vers le revenant. Qui se fige, front plissé. Il n’ouvre pas ses bras, son torse bascule en arrière, raide, il observe l’enfant, le dévisage, il ne le reconnaît pas, ne le reconnaît plus. A l’antenne en direct, le commentateur se trompe, il affirme que c’est Grégoire devant lequel son père demeure pétrifié, or c’est face à Alexandre, son cadet, qu’il sursaute. Grégoire, en sweat noir, se tient, lui, à l’écart, il pleure doucement. Cette image, imprimée dans la rétine de tous les lecteurs nés avant l’élection de François Mitterrand, surgit à la mémoire dès les premières pages de L’enlèvement (Flammarion), le livre – en vente à partir du 13 septembre – que Grégoire Kauffmann consacre à cette période durant laquelle son père, et sept otages, furent détenus par une milice pro-iranienne à Beyrouth. Aujourd’hui quinquagénaire et historien, il enseigne à Sciences Po, il édite des livres au CNRS, et toujours les mêmes yeux, noisette et malicieux, boucles sombres, sweat noir. Dans un café place de la Bastille, il confie, débit bouillonnant, les passages qu’il a coupés, trop durs envers l’éditorialiste Jacques Julliard, les hommages qu’il a survolés (Jacques Chaban-Delmas, Jacques Toubon, Jean-Louis Bianco, Hubert Védrine, « eux ont toujours été impeccables », répète-t-il), les ellipses qu’il a voulues (ces « ripailles » du comité Kauffmann, la bande des copains soutiens, les joints, beuveries, quelques coucheries), et l’écoutant livrer tout à trac ses regrets d’auteur, l’on se dit que c’est touchant ces tourments d’insatisfait quand par ailleurs tout dans son récit est réussi.

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Le 5 mai 1988, Jean-Paul Kauffmann retrouve son fils Alexandre.

© / PASCAL GEORGE / AFP

1985-1988, l’apogée de la gauche mitterrandienne, fricot avec le Front national, manifs SOS-racisme et culte naissant du fric, les années de bascule pour la génération de ses parents s’ébaubissant d’avoir porté les socialistes au pouvoir. Une immersion dans cette France percutée par le Hezbollah Jihad islamique et les circonvolutions mercantiles de l’Iran, nation blessée par les attentats tuant au cœur de Paris, et qui, tandis que l’avionneur Dassault vend comme si de rien ses mirages à l’Irak, traficote pour négocier une libération à un moment idoine pour gagner les législatives. Dans ce magma, sa famille, amputée. L’adolescence de l’auteur traversée sur la corde raide, « naviguant vaille que vaille entre les contrôles de maths et les dépêches du Jihad », premiers baisers, notes exécrables, et son père, absence obsédante, et sa mère courage et castagne. Durant ces trois années de captivité, celle-ci, Joëlle Kauffmann, prend des notes, elle découpe des journaux, tente de comprendre. L’année de la libération de son mari, dans un coffre en bois de la maison landaise que le couple retrouvé achète alors, et dans lequel depuis lors pissent les souris, elle range toutes ces archives foutraques. Malle bouclée, souvenirs taiseux. A l’été 2018, Grégoire Kauffmann et son ami Yann Potin, chargé d’études aux Archives nationales, ouvrent le coffre. Un chiffre au hasard pour se rendre compte du volume : y gisent 17 000 photos en vrac. L’historien et l’archiviste ordonnent. Du fouillis émerge une chronologie, le fil de ces 1 078 jours de détention. Ecrire un livre ? Sa mère ne le souhaite pas. Un projet extérieur à la famille, emmanché sans leur consentement, les a autrefois révulsés. Et puis, elle se ravise. Si livre il doit y avoir, « autant que cela soit moi, son fils historien, qui s’y colle », raconte ce dernier. Et son père, qu’en a-t-il dit, lui qui n’a jamais publiquement parlé de sa captivité, hormis un entretien, consenti à son journal, quelques jours après sa liberté recouvrée ? Il laisse faire, « pourvu qu’il soit bien écrit », confie son fils aîné. Vœu exaucé.

Joëlle Kauffmann se fait passer pour la maîtresse du ministre

22 mai 1985 donc. François Mitterrand est président de la République, Laurent Fabius, son Premier ministre. Chez les Kauffmann, deux garçons, la mère gynécologue, le père journaliste à L’Evénement du jeudi. Il part en reportage, ses fils se lèvent à peine pour l’embrasser. Lui, à Beyrouth, eux, l’Ascension en Sologne et, promis, la famille réunie dans dix jours pour fêter l’anniversaire d’Alexandre. Le lendemain, sa mère au téléphone, une histoire d’avion ayant pris du retard. Le surlendemain elle appelle un ami, pourrait-il aider à obtenir une dérogation afin que Grégoire entre au collège Henri IV, à l’abri de ses mauvaises fréquentations du collège François Villon ? L’interlocuteur s’étonne, elle semble bien guillerette, ignore-t-elle que son mari a disparu ? Lui et son camarade de vol, le chercheur au CNRS Michel Seurat, n’ont jamais rejoint leur hôtel dans la capitale libanaise. « Mot d’ordre : se taire, laisser travailler les autorités compétentes. Bouche cousue même auprès des proches, de la famille, instant sismique », se souvient l’écrivain. Elle choisit de tenir sa langue, mais devant son chef de service, René Frydman, hôpital Antoine-Béclère à Clamart, explosent le surlendemain les premières larmes. Elle se résout à appeler Jean-François Kahn, le tonitruant et pudique patron de L’Evénement du jeudi. Qui, stupéfait, l’interroge ; depuis deux jours pas un appel du quai d’Orsay ? Ni du ministre Roland Dumas ? Au ministère des Affaires étrangères, on toussote dans le combiné. Oui, en effet, on a échoué à la joindre, c’est qu’elle porte son nom de jeune fille, pas le patronyme Kauffmann. « Là, je me suis dit : ils ne sont pas près de récupérer Jean-Paul ». L’anniversaire d’Alexandre, père absent. C’est le jour où le Jihad islamique, cellule clandestine du Hezbollah, qui détient déjà deux diplomates, revendique sa capture et celle de Michel Seurat. Prologue de trois années démentes. Roland Dumas, l’élégant ministre, préférant deviser de l’enlèvement avec Jean-François Kahn plutôt qu’avec son épouse. Celle-ci, ne parvenant jamais à le joindre, se fait passer au standard pour sa maîtresse, il décroche. « Ma mère va vite devenir pour le ministre un crampon suppliciant ». Cette scène, atroce : elle et ses fils reçus de guerre lasse dans son bureau. Il s’ennuie, prétexte une urgence diplomatique, les éconduit. Quittant en larmes le ministère, elle l’aperçoit, smoking rutilant au bras d’une belle. Plusieurs mois plus tard, la croisant dans un aéroport, mondain, morgueux, il s’étonne : « Ah vous êtes toujours sur cette affaire ? » D’autres figures égratignées, comme celle de Christo, l’artiste emballeur du Pont-Neuf, furieux que la péniche, où le comité de soutien a trouvé refuge, gâche son paysage. Et puis, les tristes sires du collège Henri IV, où Grégoire et Alexandre font la foire. La pétition de l’association de parents d’élèves demandant leur renvoi, les convocations furibardes du censeur corse au motif que Camille Kouchner et Alexandre Kauffmann auraient été vus s’embrassant dans le bus 84. C’est qu’ils s’amusent, dans cette cour de collège distinguée, où les enfants Chevènement, Kouchner, le petit-fils Pompidou, le sportif fils Tapie, et même la taiseuse Mazarine Pingeot, fille cachée de François Mitterrand, s’ébrouent. La boum du fils Chevènement organisée au ministère de l’Éducation nationale, concurrencée par l’anniversaire des onze ans de Mazarine, bus et cinéma privatisés puis « goûter pantagruélique ». Quand pour sa documentation, l’auteur demanda à l’établissement scolaire, à trois reprises, qu’on lui adresse ses carnets scolaires, celui-ci fit la sourde oreille. Des cœurs secs donc, et des grandeurs, discrètes. Les amis se cotisant pour aider la famille – propriétaires de grands crus, le professeur Frydman, le dessinateur Sempé et toute la rédaction de L’Evénement du jeudi, dont chaque salarié offre 1 % de ses émoluments. Les milliers de lettres de soutien, et puis ces anonymes, qui proposent de se sacrifier, prêts à être échangés contre l’otage. Des fous candidats au martyr.

Le président de la République ne reçoit pas le vendredi

Créée dès ces premiers jours, l’association Les Amis de Jean-Paul Kauffmann, codirigée avec l’architecte et urbaniste Michel Cantal-Dupart. Moustaches en virgule inversée, ami de Roland Castro, déjeunant avec Lionel Jospin, dînant avec Hubert Védrine, prenant un café avec Ségolène Royal. Quand le comité se réunit dans son bel appartement quai des Grands Augustins, Grégoire et Alexandre se morfondent chantonnant depuis leur canapé « Les enfants d’Ethiopie », tube de l’année. Première conférence de presse, brochette complète des ténors de l’opposition de droite, et un seul malheureux émissaire du PS, le délégué aux droits de l’homme. Cet été-là, Joëlle Kauffmann verra dix fois François Mitterrand – jamais le vendredi après-midi car celui-ci part tôt en week-end. L’épouse est partout, radios, télévisions, entretiens, campagne de signatures, concert à La Mutualité, lâchers de ballons, manifestation à la Bastille. Elle se rend à Beyrouth, à Tunis, à Sofia, au Caire, à Genève, à Athènes, elle écrit au dauphin de l’ayatollah Khomeiny, puis directement au chef suprême de la République islamique, elle s’adresse à Hafez el-Assad, à son ambassadeur à Paris, au pape Jean-Paul II (lettres demeurées sans réponse), elle échafaude des contacts, bricole des canaux de conversation, rencontre des barbouzes, des demi-sels, des émissaires pourris, et deux fois Yasser Arafat, chef de l’OLP. Grégoire Kauffmann confie que, dans l’ombre, Philippe Rondot, maître espion et spécialiste du monde arabe, veillait sur sa mère, approuvant tel déplacement, mettant en garde contre tel autre. Les jours s’accumulent, les menaces des ravisseurs enflent. Il faut tenir, lutter contre l’ennui de l’opinion dont la compassion s’émousse. Le comité s’inspire alors d’une nouvelle association, SOS-Racisme, cette « multinationale » de l’amitié, qui enthousiasme les petits Parisiens hébétés de bons sentiments, prémisses d’une gauche flattant le vivre-ensemble, mantra autrement plus consensuel que la lutte des classes. Un an avant l’enlèvement, en février 1984, Jean-Marie Le Pen fut invité pour la première fois à l’émission « L’heure de vérité ». « Ennemis jurés, le Front national et SOS-racisme pour croître et prospérer n’eussent pu se passer l’un de l’autre ». Joëlle Kauffmann et Cantal-Dupart répliquent le pilonnage de l’espace médiatique inventé par les « potes » au badge en forme de main jaune. Et ça prend. « Comment ne pas être contre les prises d’otages de la même manière qu’on est contre le racisme ou la torture ? », grince Grégoire Kauffmann.

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Joelle Kauffmann, Grégoire à ses côtés, accueille son mari à Villacoublay.

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Le sort des otages manipulé pour peser sur les élections

Mars 1986, Joëlle apprend via le coup de fil d’un journaliste d’une agence américaine que Michel Seurat est mort. Aussitôt, elle appelle le quai d’Orsay. Qui découvre la nouvelle, balbutie. Une équipe télévisée part à Beyrouth, ses quatre journalistes sont à leur tour pris en otage. Ils sont désormais sept (huit avec Michel Seurat décédé). Le journal télévisé du 20 heures d’Antenne 2 choisit de commencer quotidiennement par un rappel de leurs noms et de leur durée de détention ; dorénavant les Français dîneront avec ces fantômes, ils coucheront leurs enfants en comptant leurs nuits de captivité. Nouvelle manifestation, SOS-racisme en renfort. Dans trois jours, les élections législatives. A droite, Jacques Chirac, maire de Paris, favori des sondages, refuse de se joindre au rassemblement. A gauche, Laurent Fabius, encore Premier ministre, pérore. « Fébrilité, rumeurs, contre-rumeurs, valse accélérée des émissaires plus que jamais sur la corde raide, le gouvernement abat ses dernières cartes pour tenter de ramener les otages avant la fin du compte à rebours, le 16 mars 1986, jour des élections ». Il n’en sera rien, et les législatives sont remportées par la coalition RPR-UDF de Jacques Chirac, désigné chef de gouvernement, première cohabitation. Deux otages libérés en juin, deux autres en novembre. Pas Jean-Paul Kauffmann. Le supplice des cinq cassettes VHS que ses ravisseurs égrènent, vicieusement, dans Beyrouth. Dans les locaux d’Antenne 2, Joëlle Kauffmann invitée à visionner l’une d’elles, le lendemain, c’est le tour de ses fils. Ils ignorent être filmés. Ils pleurent et leurs sanglots passent à l’antenne. Rebelote lorsqu’ils lisent, toujours filmés, une – rare – lettre de lui, la caméra du 20 heures de TFI zoome sur le visage d’Alexandre en pleurs. C’est qu’il faut y aller fort pour contrer l’usure, « le logo des otages est devenu aussi banal que la météo », les Français se lassent, écrivent désormais des méchants courriers à Joëlle, d’autres épouses d’otages la prennent à partie. Janvier 1987, Jacques Chirac enfourche cette lassitude nauséeuse : « C’est un peu facile, lorsqu’on est irresponsable, d’aller s’exposer pour la gloriole » ose-t-il, prenant à partie les journalistes capturés. A la stupéfaction des amis Kauffmann, les colonnes du Nouvel Observateur, magazine de gauche donc ami, enfonce le clou sous la plume de l’éditorialiste Jacques Julliard, appelant à en cesser avec « ce rite du souvenir ». Advient le millième jour de détention, TF1, entretemps privatisée, annule in extremis l’émission spéciale voulue par Christine Ockrent ; l’audimat, ce nouveau dieu glouton, ne mise pas un kopeck sur le sort interminable des trois derniers otages à Beyrouth.

Election présidentielle de 1988, François Mitterrand face à son Premier ministre, Jacques Chirac. Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur, s’est juré d’offrir au chef de la droite la libération des otages. « Et les hommes de Pasqua ne figurent pas forcément dans les organigrammes officiels ». Parmi ceux-ci, Jean-Charles Marchiani, ancien du SDECE [NDLR : aujourd’hui, DGSE], désormais négociateur officieux, aperçu à Damas puis dans la vallée de la Bekaa, fief du Hezbollah libanais. La veille du premier tour, un Falcon affrété par la France se pose à Beyrouth, à bord, l’émissaire de Pasqua. Il repart, bredouille. 4 mai 1988, à quelques jours du troisième anniversaire de l’enlèvement, 20 h 23, une dépêche de l’AFP, Marcel Carton, Marcel Fontaine et Jean-Paul Kauffmann sont libérés. Le lendemain, 10 h 25, tarmac de Villacoublay, ils sont là, ne reconnaissant plus leurs enfants grandis. Trois jours plus tard, François Mitterrand est réélu. Jean-Paul Kauffmann, aujourd’hui septuagénaire, parle peu de ces années, fidèle à ce qu’il confia quelques jours après son retour. Il expliquait s’être inventé le syndrome de Luis de Leon, théologien de Salamanque, prisonnier sous l’Inquisition. Une fois libéré, l’universitaire torturé avait repris ses cours en saluant ses étudiants de ce préambule laconique : « Comme je le disais hier. » Il a lu L’enlèvement, il a dit y avoir beaucoup appris.

L’Enlèvement, par Grégoire Kauffmann

Flammarion

360 p., 22,90 €

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